Billy Fletcher | "It's almost like your heaven's trying everything to keep me out, to break me down"

 Couché dans les draps sales de ce qui lui servait de lit, l’enfant fixait le plafond de sa chambre, ses lèvres s’entrouvrant légèrement pour laisser s’échapper les paroles soufflées d’une chanson populaire et ses petites paumes couvraient complètement ses oreilles. Lorsqu’il ne parvenait pas ainsi à dissimuler les sons qu’il entendait en provenance de la chambre adjacente à la sienne, le gamin remontait ses couvertures sur son visage et chantait plus fort. C’est donc ce qu’il fit lorsque les gémissements s’intensifièrent et que les coups donnés contre le mur s’accélérèrent. William n’avait que cinq ans et pourtant, il avait déjà compris qu’il ne devait jamais déranger sa mère lorsqu’elle travaillait, car c’était ce qu’elle faisait.  

La mère de l’enfant était une prostituée. Pas une jolie femme qui pouvait se permettre de choisir ses clients et les conditions dans lesquels elle souhaitait travailler, mais plutôt un être humain détruit par la consommation excessive de drogue dure, une femme soumise aux exigences les plus dégradantes pour pouvoir payer sa drogue et parfois de la nourriture pour son fils.

Quant au père de William, personne ne savait vraiment qui il était.

Finalement, le silence se fit complet dans l’appartement miteux où vivaient la femme et l’enfant. William avait fini par s’endormir, bercé, non pas par un conte lu ou une berceuse chantée par une voix aimante, mais par les soupirs de l’homme inconnu grâce à qui il pourrait peut-être manger un véritable repas, si sa mère n’utilisait pas l’argent qu’il lui avait certainement donné pour s’acheter un peu de rêve…

L’enfant s’éveilla en sursaut : cette fois, les cris n’avaient rien à voir avec ceux auxquels il était habitué; il entendait sa mère crier de douleur. Sans réfléchir, le gamin quitta la sécurité de son lit malpropre pour sortir de sa chambre et se diriger vers les cris. Ils étaient au salon, sa mère et un homme, un autre. Ils étaient nombreux à se succéder en fin de mois pour faire travailler sa mère, mais William sentait que celui-là n’était pas là pour les mêmes raisons. Le regard qu’il laissait couler sur la femme qui sanglotait, recroquevillée au sol, était haineux.

Le petit garçon sentit qu’il devait protéger sa mère et se jeta sur cet homme pour le frapper. Il le frappa, il hurla, il grogna comme un animal et lorsque l’homme décida qu’il en avait assez, il n’eut qu’à lever le poing, une fois, pour assommer l’enfant qui, par la force de ce coup, se retrouva projeté contre un mur.

...

William avait cinq ans lorsque les services sociaux, après avoir reçu un énième signalement pour négligence et maltraitance, se décidèrent enfin à le retirer de son milieu familial pour le placer en centre de protection de l’enfance.

« All's Well That Ends Well», pensez-vous peut-être en citant Shakespeare et vous n’avez pas tort; le très jeune William eut la chance que beaucoup d’autres n’ont pas d’être sauvé d’un milieu familial dysfonctionnel, mais était-ce réellement pour le mieux?

…

« S’te-plais, bébé, r’garde-moi… », supplia la femme en penchant son corps maigre sur la table qui la séparait de son fils. Ce dernier avait encore pris quelques centimètres en taille au cours de la dernière année et avait les joues plaines; visiblement, elle était loin l’époque où William ne mangeait pas à sa faim. Il était beau, son bébé. « … J’te promets qu’c’te fois c’est vrai; t’vas v’nir passer Noël ‘vec moi! ». Toujours la même promesse, répétée quelques semaines avant la fête familiale à laquelle l’adolescent avait fini par renoncer, sachant très bien qu’une fois encore, il passerait Noël au centre de la protection de l’enfance.

William avait maintenant quatorze ans et s’il avait droit à quelques visites supervisées par des intervenants avec sa mère, il avait accepté depuis de nombreuses années que jamais plus ils ne vivraient ensemble, sa mère et lui. D’ailleurs, depuis quelque temps déjà, lorsqu’il s’adressait à elle au téléphone ou même en personne, il utilisait son prénom et ne disait plus « maman »… Elle l’avait porté dans son ventre, c’était vrai, mais elle avait cessé d’être une mère à ses yeux.

L’adolescent leva les yeux vers la femme qui lui faisait presque pitié et soupira. Il en avait assez de ces rencontres. Il en avait assez de devoir subir ses jérémiades. Il en avait assez d’espérer la voir arriver bien habillée, bien coiffée, propre et le visage sans cicatrices de consommation excessive de drogues dures. Il jeta un coup d’œil à l’intervenant qui, les yeux baissés sur un magazine de chasse et pêche, n’accordait que peu d’attention à la mère et le fils et se pencha à son tour vers sa génitrice en posant les paumes sur la table, les coudes levés : « Je suis pas ton bébé! ».

Soudain, le jeune homme se leva d’un bond et poussa la table de toutes ses forces contre la femme dont la chaise se renversa, la faisant tomber sur le dos au sol. En quelques secondes seulement, l’intervenant et un agent de sécurité s’étaient jetés sur l’adolescent pour lui faire une contention au sol alors que ce dernier, comme possédé d’un démon sans nom, crachait des paroles venimeuses, hurlait et se débattait…

…

Ce fut la dernière fois que William vit sa mère. Elle cessa de demander à le voir et bientôt, sa ligne téléphonique fut débranchée. L’adolescent était persuadé qu’elle avait fini par mourir, seule dans son appartement miteux, et au lieu d’en ressentir de la tristesse, le sentiment qui le submergea fut la colère.

Petit à petit, cette colère devint si grande qu’elle poussa la jeune William vers un chemin sombre, le forçant malgré lui, à suivre les pas de cette mère avec laquelle il souhaitait ne jamais avoir de ressemblance…

Sans plus aucun parent biologique pour s’y opposer, William, qui souhaitait dorénavant se faire appeler Billy, fut envoyé dans une famille d’accueil quelque temps avant son quinzième anniversaire. En dehors de la supervision d’intervenants, l’adolescent, qui avait trouvé le moyen de s’entourer de mauvaises fréquentations, se mit à consommer de la drogue et même à en vendre pour le compte d’un club de motards criminels bien connu des autorités.

S’il n’avait jamais été très doué à l’école, ses notes se mirent à chuter et il fut renvoyé de l’école après qu’on l’ait surpris à vendre de la drogue aux autres étudiants. Si au départ, Billy avait été un enfant en protection de l’enfance, il devint, au final, un jeune contrevenant et, à l’âge adulte, un véritable petit criminel qui n’espérait plus qu’une chose : intégrer le club de motards criminels et y trouver un semblant de famille…

…

Le jeune homme était assis à la petite table de cuisine dissimulée sous les mégots de cigarettes, les cendriers débordants, les factures impayées et les restants de nourriture de la dernière semaine. Il avait réussi à en libérer un petit coin pour y poser un journal qu’il lisait avec attention; dans la section des petites annonces, Billy espérait y trouver une offre d’emploi payée au noir.

Billy vendait toujours des stupéfiants pour le compte du club de motards et avait même une base de clients réguliers. Néanmoins, puisqu’il devait d’abord payer l’organisation criminelle qui lui fournissait sa matière première avant de la redistribuer et que la majorité de ses clients tardaient trop souvent à le payer, le jeune homme était loin de rouler sur l’or. En d’autres mots : tout son chèque de prestation sociale était donné au club en début de mois et il devait ensuite se battre avec ses clients pour être payé et payer, à son tour, ses propres créanciers. Autant dire que Billy vivait dans une précarité financière semblable à celle qu’il avait vécue lors de ses premières années de vie…

Le regard du jeune homme fut attiré par l’annonce d’une artiste cherchant un modèle contre rémunération. Billy leva les yeux du journal; ce n’était pas un boulot, mais si c’était de l’argent facilement gagné, pourquoi ne pas tenter sa chance? Après tout, il avait un physique attrayant et il était plutôt bel homme…

Il hésita un instant puis décida finalement de se lever pour entreprendre de chercher le téléphone sans fil dans le désordre de l’appartement qu’il habitait avec Candy, une jeune danseuse nue et fidèle cliente, pour répondre à l’annonce. Au pire, l’artiste ne voudrait pas de sa candidature. Au mieux, il serait payé à ne rien faire.

…

Répondre à cette annonce fut la plus belle décision que Billy prit dans sa vie; pour la première fois depuis de nombreuses années, la colère qui l’habitait s’évanouit au moment où il posa les yeux sur la magnifique jeune artiste de qui il tomba éperdument amoureux. Quatre ans… Quatre ans de pur bonheur et d’amour sincère… Quatre ans avant que tout éclate en morceaux…

Après avoir été arrêté pour possession et vente de stupéfiants, Billy fut condamné à une peine d’emprisonnement réduite de cinq ans à l’âge de vingt-sept ans. Son couple n’y survécut pas. Complètement dévasté par la perte de celle qui avait été pour lui l’espoir d’une vie meilleure à laquelle il avait bêtement cru, toute la colère et la haine qui avaient habité le jeune homme pendant presque toute vie l’envahirent à nouveau et de plus belle.

Si la prison fut d’abord difficile pour Billy, elle lui permit néanmoins de renforcer son caractère et lui apprit à utiliser les émotions négatives qui le rongeaient de l’intérieur à son avantage... Petit à petit, il se fit un nom parmi les prisonniers et attira positivement l’attention des membres emprisonnés du club de motards pour lequel il avait longtemps vendu de la drogue à titre de simple pion. Ainsi, à sa sortie de prison, il y a maintenant un peu plus d’une année, il devint l’une de leurs plus respectacles recrues : un prospect qui n’attend plus que ses couleurs pour rouler en moto avec le peloton, avec les membres de sa nouvelle famille.